Camille Roux dit Buisson : « Avec la peintre Jacqueline Marval, pas de male gaze, puisque ces femmes ne sont pas du tout en position de femmes objets »

par | Fév 18, 2022 | Cultures | 0 commentaires

Jacqueline Marval, L’Étrange Femme, 1920 – Huile sur toile, 130 cm x 162 cm, Collection privée, courtesy Comité Jacqueline Marval – © Nicolas Roux dit Buisson

Jacqueline Marval était une peintre qui, dans les années 1930, était renommée et exposée dans le monde entier. Un succès au féminin suffisamment rare pour l’époque pour le souligner. Ses comparses ? Marquet, Matisse, Van Dongen ou encore Picasso pour ne citer qu’eux. Et pourtant, l’artiste à la vie incroyable est tombée dans l’oubli. Pourquoi ? Essentiellement parce qu’elle était une femme, n’ayons pas peur de le dire. La famille Roux dit Buisson ne l’entend pas de cette façon et oeuvre à la faire reconnaitre. Ça commence par le père, Raphaël Roux dit Buisson, qui a entrepris de collectionner tout au long de sa carrière les oeuvres de Jacqueline Marval. Suivi de près par ses enfants, ils créent ensemble le Comité Jacqueline Marval et contribuent à faire (re)découvrir au grand public des oeuvres absolument fabuleuses. Camille Roux dit Buisson (fille) nous en parle.

Qu’est ce que le Comité Jacqueline Marval ? Quelle est son histoire ?

Le Comité Jacqueline Marval est une association à but non lucratif de type loi 1901 qui a pour but de promouvoir et de remettre en lumière l’œuvre de Jacqueline Marval, à travers les moyens de communication, à travers la création d’un catalogue résonné, à travers l’organisation d’expositions en France et à l’étranger. Le comité a été créé à l’initiative de Raphaël dit Buisson qui s’est passionné pour l’artiste il y a plus de quarante ans, et qui a commencé à collectionner ses œuvres afin de constituer un ensemble et faire rayonner son œuvre.

Comment décrirais-tu cette peintre talentueuse ? Etait-elle aussi en avance sur son temps (surtout pour l’époque pour une femme) qu’on l’imagine ?

Je dirais que c’est une femme libre et autodidacte qui n’a jamais attendu qu’on lui donne l’autorisation de faire les choses pour les faire. C’est une femme indépendante et forte, je pense qu’elle était très en avance sur son temps. Effectivement elle n’a pas hésité une seule seconde à tout quitter dès 1895, tournant le dos à Grenoble pour aller à Paris vivre de sa passion : l’art. Elle y a travaillé en tant que giletière et brodeuse pour pouvoir subvenir à ses besoins puis, petit à petit, a su faire de sa passion son métier. De plus elle était très en avance sur les questions de féminisme : si elle a beaucoup représenté différentes femmes dans ses tableaux, ici pas de male gaze, puisque ces femmes ne sont pas du tout en position de femmes objets. Même ses nus sont des femmes fortes, dont on peut ressentir le tempérament, notamment Les Odalisques du musée de Grenoble ou L’Odalisque au guépard, son autoportrait de 1900. Elle a aussi critiqué dans ses tableaux le rôle qui était attendu pour les femmes par la société, en représentant des femmes dans des jardins qui ne semblent avoir rien d’autre à faire que de tourner en rond (Les Endormies, Les Neurasthéniques…) rôle dans lequel elle ne se reconnaissait pas du tout.

De grande figure artistique dans les années 1920, elle est malheureusement tombée dans l’oubli, pourquoi ?

Jacqueline Marval a effectivement connu une carrière fulgurante et internationale dès sa découverte par le marchand Ambroise Vollard en 1901 et jusqu’à sa mort en 1932. Elle est malheureusement tombée dans l’oubli pour diverses raisons : elle n’a pas eu d’héritier, puisque son fils unique est décédé à l’âge de 6 mois, elle est décédée relativement tôt par rapport à ses pairs, avant la Seconde Guerre mondiale. Enfin comme beaucoup d’artistes femmes, elle a simplement été effacée de l’histoire de l’art. Il n’y a eu qu’une rétrospective dédiée à son œuvre à Grenoble en 1987. Ses toiles se sont vendues à travers le monde mais son œuvre de façon générale n’avait pas attiré l’attention depuis ces années jusqu’à aujourd’hui. J’ai bon espoir que cela change !

” Comme beaucoup d’artistes femmes, elle a simplement été effacée de l’histoire de l’art.”

Qui étaient les amis artistes de Marval ?

Jacqueline Marval avait plusieurs amis artistes. Il y avait d’abord Jules Flandrin qui lui aussi était originaire de Grenoble et qu’elle a retrouvé à Paris. Il deviendra son compagnon et le restera pendant une trentaine d’années. Jules Flandrin qui était étudiant de la dernière promotion de l’atelier Gustave Moreau a présenté Jacqueline Marval, autodidacte, à ses propres amis : Marquet, Matisse, Manguin… Puis au fil de sa carrière, elle en a rencontré beaucoup d’autres, comme Van Dongen dont elle se rendait régulièrement aux bals costumés, où elle croisait, entres autres, Picasso. Marval inspire ses amis artistes, « tout aussi admiratifs de la personnalité de Marval que de son travail », raconte Hilary Spurling au sujet de Matisse et Marquet, dans sa biographie The Unknown Matisse (1998).

Par ailleurs Jacqueline Marval était également très proche du grand couturier Paul Poiret lui aussi très impliqué dans la libération des femmes puisque c’est le premier, avant Gabrielle Chanel, qui a retiré les corsets de leurs tenues et leur a permis d’avoir plus de mouvements, en les libérant physiquement.

Tu as grandi avec ses œuvres autour de toi, certaines trônaient même dans ta chambre. Ça fait quoi quand on est petite fille de se réveiller avec de tels tableaux ? Y avait-il à côté un poster de Britney Spears ou autres quand même ?

Quelque part je crois que l’on peut dire que j’ai grandi avec Jacqueline Marval, c’est vrai qu’il y en avait même dans ma chambre. Avec le recul je me dis que mes parents n’avaient pas peur de nous laisser, mes frères et moi, avec de tels tableaux à proximité ! Je les ai toujours admirés et appréciés, mais c’est vrai qu’en grandissant avec, je me rendais peut-être moins compte de ce que cela représente. Disons que Jacqueline Marval faisait partie de la famille. Bien sûr il y avait aussi des posters ! Le mix and match était plutôt contrasté 😉 

Tu réalises un travail considérable pour refaire connaître Jacqueline Marval en prêtant des œuvres de votre collection et en glanant toujours plus d’archives. Comment ça se passe ? Est-ce que le public et les spécialistes sont réceptifs ?

Notre but est de faire redécouvrir Jacqueline Marval et de diffuser son œuvre le plus possible, que ce soit dans les médias ou dans les expositions. Avoir un nombre d’archives considérable nous permet de raconter son histoire de la façon la plus détaillée possible, ce qui n’est pas négligeable. Je suis très heureuse car Jacqueline Marval commence à attirer l’attention : nous avons récemment prêté 3 tableaux au musée Pouchkine (Moscou) pour une exposition sur les peintres de Montparnasse – le musée a choisi le tableau Les Coquettes de Jacqueline Marval parmi d’autres peintres pour l’affiche officielle de l’exposition, la couverture du catalogue, les produits dérivés etc. Deux tableaux de Jacqueline Marval seront également exposés au musée du Luxembourg dès le 2 mars 2022 pour l’exposition Pionnières dont le commissariat est assuré par Camille Morineau et Lucia Pesapane (AWARE). Enfin nous sommes en train d’organiser de grandes expositions pour l’année prochaine, j’ai hâte de pouvoir en parler !

Quelques oeuvres de Jacquelins de Marval – © Nicolas Roux dit Buisson

Ton père a mené une étude pour démontrer que Les Demoiselles d’Avignon de Picasso s’inspiraient beaucoup voire un peu trop d’une des œuvres monumentales de Marval. Peux-tu nous en dire plus ?

Effectivement, il y a une vingtaine d’année, mon père Raphaël Roux dit Buisson a mis le doigt sur plusieurs points communs liant ces deux tableaux. Nous venons de signer l’analyse qui reprend cela en détail ; mais pour faire court : Jacqueline Marval et Pablo Picasso se connaissaient. Ils fréquentaient le même cercle. Marval a présenté Andry-Farcy à Picasso en 1911 (Andry-Farcy deviendra le directeur du Musée de Grenoble en 1919, c’est grâce à cette rencontre que Picasso offrira plus tard son tableau de la Femme Lisant, 1921 au musée, son premier tableau à entrer dans les collections publiques). Marval et Picasso se retrouvaient aussi aux bals organisés par Van Dongen (Fernande Olivier dit de Marval dans son livre Picasso et ses Amis (Stock, 1945), qu’elle se tenait « en précieuse ridicule » au bal de 1914). Bref, il est très probable que Picasso ait vu Les Odalisques de Jacqueline Marval, qu’elle a commencé à peindre en 1902 et achevé en 1903. Marval l’expose au Salon des Indépendants de 1903, puis à nouveau au Salon d’Antin de 1916 (c’est là que Picasso présente ses Demoiselles pour la première fois). Si l’on met les images des deux tableaux côte à côte, c’est assez frappant : les tableaux sont de même largeur (celui de Picasso est un peu plus haut). On y retrouve cinq femmes, chez Marval, cinq autoportraits – l’autoportrait chez Marval comme d’autres artistes femmes est une façon de reprendre son image, son identité. Chez Picasso, les deux femmes du fond ont son visage au regard si caractéristique (voir Autoportrait à la Palette). Chez les deux : une femme habillée en servante arrive du côté gauche du tableau, une est assise de la même façon ou presque au premier plan à droite. Les fruits, le raisin occupent la même place centrale. Les couleurs sont très proches, et l’ouverture de rideau est présente des deux côtés. Beaucoup de similitudes pour que cela ne soit qu’un hasard !

Quelles sont tes trois peintures préférées de Marval et pourquoi ?

Pas facile de choisir ! Une de mes préférées est pour sûr la Reine des Sioux, 1923, j’aime énormément L’Étrange Femme, 1920, aussi une étude pour son tableau Juin, une étude de 1909 qui s’appelle Les Baigneuses. Mais je suis persuadée que je pourrais continuer cette liste très longtemps.

Quels sont tes conseils pour s’intéresser à Marval ou à l’art en général quand on est néophyte ?

Je dirais faire des recherches, s’intéresser au plus de choses possibles, écouter plusieurs points de vue différents, faire le maximum d’expositions, écouter des podcasts, se renseigner… En bref prendre tout ce qu’il y a à prendre. L’histoire de l’art est aujourd’hui très accessible et se démocratise, on peut désormais avoir accès à beaucoup de contenu pour en savoir plus, et découvrir de nouveaux artistes.

En ce qui concerne Jacqueline Marval, nous avons construit le site de façon à rendre son histoire plus accessible : une partie des archives est en ligne, comme les photos et une sélection presse, certaines œuvres, nous mettons régulièrement à jour notre page d’actualités dans laquelle nous partageons nos derniers podcasts, interviews vidéos, etc, dans lesquels nous racontons son histoire.

Si Marval devait être une artiste aujourd’hui, laquelle serait-elle selon toi ?

Impossible de choisir ☺ En tout cas, une artiste, une femme puissante, indépendante et libre.

Jacqueline Marval posant devant son portrait de Kiki de Montparnasse, dans son atelier (19 quai Saint-Michel, Paris) – Circa 1921. Archives privées, Courtesy Comité Jacqueline Marval.

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