Sophie Nahum : « La Shoah ce n’est pas que l’histoire des Juifs. Tout le monde devrait se sentir concerné. »

Sophie Nahum. Crédit photo : Keren Ann.
Après avoir réalisé pendant vingt ans des documentaires pour la télévision, la réalisatrice Sophie Nahum a lancé il y a quatre ans son projet indépendant : Les Derniers, une série documentaire diffusée en libre accès sur le web et les réseaux sociaux. Elle y recueille les témoignages des derniers survivants des camps de concentration dans des vidéos d’une dizaine de minutes. L’objectif ? Proposer un contenu plus accessible pour la jeune génération. Sophie nous raconte sa démarche à l’occasion des Commémorations de la rafle du Vél’d’Hiv’.
Bonjour Sophie, pouvez-vous vous présenter ?
Je réalise des documentaires pour la télé (Arte notamment) depuis plus de 20 ans. J’ai travaillé dans des sociétés de production et pour quelques chaînes aussi mais je n’y ai jamais totalement trouvé mon compte. Je me suis dit à un moment donné qu’il fallait que je prenne mon destin en main si je voulais réussir à faire des choses qui me conviennent vraiment.
Comment avez-vous amorcé ce changement ?
En 2010, j’ai commencé à réaliser un premier film indépendant, terminé en 2015, Young & Moi*. C’est un documentaire incarné par Tomer Sisley qui se passionnait pour l’histoire d’un homme, Victor « Young » Pérez, ancien champion de boxe qui avait été déporté à Auschwitz et qui est décédé pendant les marches de la mort. Tomer voulait rencontrer les derniers témoins de la vie de ce boxer. C’était tout à fait le style que de film que j’avais envie de faire et c’est à ce moment-là que j’ai rencontré pour la première fois des anciens déportés d’Auschwitz dont Jacques Altmann. Hyper naïvement je me suis dit « Comment faut-il leur parler ? Comment doit-on les approcher ? ». Finalement, on a tout de suite eu un rapport hyper détendu avec Jacques qui est très drôle et très sympa. Je me suis dit que c’était dommage d’interviewer ces gens de manière protocolaire, on leur parle déjà comme à des livres d’Histoire !
*Young & Moi a reçu le prix du public au FIGRA (Festival International du Grand Reportage d’Actualité).
Qu’est-ce que Les Derniers ?
C’est un projet complètement indépendant que j’ai lancé toute seule et sans argent il y a quatre ans et dans lequel je récolte la parole des derniers survivants de la Shoah. Je tenais absolument à l’indépendance du projet car je ne voulais pas qu’une chaîne ou que quiconque détienne les droits, le but étant d’en faire un projet viral, en libre accès sur les réseaux, que les profs puissent se l’approprier. De plus, je ne voulais pas filmer les participants devant un fond neutre ni enchaîner les interviews. Je passe donc une demi-journée chez chacun d’eux. Il y a quatre jours de montage par épisode, ce qui est énorme pour du web. La qualité de la production est du niveau d’un documentaire télé.
Les Derniers existe sous différents formats, lesquels et pourquoi ?
Je voulais créer un véritable écosystème avec différents supports pour toucher le maximum de gens. Il y a la web série en libre accès sur Internet, composées d’épisodes d’une dizaine de minutes disponibles sur le site lesderniers.org mais aussi sur Youtube et Instagram. De cette web série j’ai tiré un livre qui s’appelle Les Derniers, qui regroupe tous les témoignages croisés et qui met en exergue les similitudes des parcours : les cauchemars, la difficulté qu’ils ont eu à faire des enfants, etc.
Comment est né le projet Les Derniers ?
J’ai vu des figures de ma jeunesse disparaître les unes après les autres : Simone Veil, Elie Wiesel… J’avais conscience que les derniers témoins allaient bientôt disparaitre et que l’on manquait d’outils adaptés aux nouvelles générations. Mes enfants sont petits et n’auront pas l’opportunité de rencontrer des déportés quand ils seront en âge de comprendre, il y a donc une distance qui va s’installer. J’avais aussi l’envie de dépoussiérer la mémoire de la Shoah, de présenter les derniers rescapés d’une autre façon, moins formelle, moins solennelle. Je vais chez eux, on boit le café, on rigole, on ne parle pas que de la mort, on parle de la vie aussi.
C’est un projet unique ? Rien de tel n’avait été fait avant ?
Dans sa forme, oui. Spielberg a lancé une immense collecte mondiale, il a filmé des milliers de déportés. C’est un travail extraordinaire pour l’Histoire mais ce sont des interviews sur fond neutre qui durent quatre heures. Un jeune ne commencera jamais par ça. J’ai pensé « Il faut un point d’entrée, une accroche ». Ce n’était vraiment pas gagné ni évident à financer. Depuis, on a remporté un appel à projets du Ministères des Armées (le Ministère en charge des commémorations nationales), Yad Vashem* soutient notre démarche car selon eux, il « manquait des projets de ce type ». CNC Talent** qui accompagne les nouveaux talents du web comme Norman ou Cyprien nous a attribué une bourse. Que Les Derniers fassent partis des talents du web, je trouve ça génial, ça nous rapproche des jeunes !
*(Institut International pour la Mémoire de la Shoah à Jérusalem)
**(Centre National du Cinéma et de l’Image Animée)
Les témoins étaient-ils difficiles à convaincre ? Certains n’avaient pas parlé pendant 40 ans…
Je n’ai essayé de convaincre personne. C’était très important pour moi, par rapport à ce que j’avais vécu avant professionnellement, de ne travailler qu’avec des gens qui avaient envie, avec qui je m’entendais bien. C’est un choix très personnel et il ne fallait surtout pas forcer les choses. La plupart d’entre eux n’ont pas parlé pendant 40 ans pour plein de raisons. Et aujourd’hui ce sont eux qui viennent à moi. J’ai des témoignages très rares, de gens qui n’avaient jamais parlé auparavant, qui n’avaient jamais été filmés. Ils ont fait la promesse de raconter, ils ont conscience qu’ils sont les derniers à pouvoir le faire, que bientôt il n’y aura plus de témoin direct. Ils ont l’impression d’avoir un devoir.
« Ils ne se positionnent pas en tant que victime. Ils témoignent pour dire aux gens : « Attention. Ayez conscience de ce que l’Homme est capable de faire à d’autres hommes. Soyez vigilants sur les mécanismes à l’œuvre : de lâcheté, de petites compromissions, de silence… » Notre humanité n’a pas changé donc ça peut revenir. »
Ont-ils un message particulier à faire passer ?
Ils n’ont pas de revendication. Ils ne se positionnent pas en tant que victime. Ils témoignent pour dire aux gens : « Attention. Ayez conscience de ce que l’Homme est capable de faire à d’autres hommes. Soyez vigilants sur les mécanismes à l’œuvre : de lâcheté, de petites compromissions, de silence… » Notre humanité n’a pas changé donc ça peut revenir. C’est tragique d’imaginer ces gens, qui ont lutté toute leur vie sans violence, sans haine à l’amélioration de l’espèce humaine, assister à des crimes antisémites aujourd’hui en France. Et pourtant ils ne sont pas du tout dans une démarche communautaire, au contraire. La Shoah ce n’est pas que l’histoire des Juifs. Tout le monde devrait se sentir concerné. Ils essayent de dire aux gens : la lutte doit être globale.
Ils racontent plus volontiers à leurs petits enfants qu’à leurs enfants. Pourquoi ?
C’est une protection mutuelle, un non-dit tacite qui s’est installé entre les anciens déportés et leurs enfants. C’est important de parler mais il faut savoir quand parler. Elie Buzyn dit « Je me suis mis des œillères comme un cheval parce que si je regardais sur les côtés ou derrière je me suicidais. » Il fallait qu’il aille de l’avant et parler à ses enfants aurait réveillé tous ses souvenirs. La plupart se sont fixés des objectifs professionnels comme s’il avait fallu se concentrer dessus pour ne pas trop penser. Très souvent ce sont les petits-enfants qui sont venus vers eux et qui ont déclenché la parole. Ils ont posé des questions avec leur spontanéité d’enfants : « C’est quoi le numéro sur ton bras ? » « Où sont tes parents ? »…
Quelles ont été les réactions des familles ?
Je me demandais comment elles réagiraient face à ce format. Une communauté s’est créée assez rapidement autour du projet, et les familles m’ont portée, j’ai eu des messages de plein de gens qui disaient « merci de les montrer comme ça » ou « je reconnais tellement mon père ». Le propos est tragique mais il n’est pas nécessaire d’être mélodramatique pour parler de choses graves.
Et la réaction des Derniers ?
Ils sont heureux de l’avoir fait. Ils me remercient beaucoup. Ils sont très contents de la manière dont ça se passe, qu’on leur rende visite. Ils sont chez eux, dans leur environnement. Ma volonté d’être à l’image avec eux joue beaucoup, c’est moins intimidant.
Beaucoup de jeunes français n’auraient jamais entendu parler de la Shoah…
Le constat n’est pas bien posé, ils en ont forcément entendu parler à l’école, par des livres ou des films. Le problème c’est qu’ils ne se sentent pas concernés. Ils n’ont pas l’impression qu’on leur parle d’eux. Ils ont l’impression qu’on leur parle des Juifs et du passé. Il y a une mise à distance terrible. Il faut leur dire que cette histoire c’est avant tout l’histoire de l’humanité.
Quels messages peut-on retenir de tous ces témoignages ?
Ce qui est fascinant chez ces gens c’est qu’ils ont vécu quelque chose d’atroce et qu’ils ont réussi à construire une vie après sans être aidés. Il faut rappeler qu’ils sont revenus dans un pays qui ne voulait pas d’eux et qui n’avait pas envie d’écouter leurs histoires. Et pourtant, au lieu d’être amers ou violents, ils ont avancé dans la vie avec un courage et une élégance sans nom ! Ils sont aujourd’hui dans un combat qui n’est pas celui qu’on croit, qui n’est pas le devoir de mémoire. Ils sont dans un combat contre la haine, ils veulent expliquer à l’humanité jusqu’où l’Homme peut aller. Je me suis accrochée à ce projet parce que je trouve qu’on est dans une société où il y a presque une injonction à avoir une posture victimaire. Je pense que c’est toxique. A force d’être dans quelque chose de défaitiste, on s’enlise. Eux, face à l’adversité, se sont dit « soit je meurs, sois j’avance. » Et ils ont avancé. C’est un exemple absolument indispensable et totalement salutaire pour les jeunes. On manque de héros de cet ordre. Quand vous êtes démunis de tout, que vous pesez 30 kilos, que vous n‘avez plus de famille, plus rien, construire une vie après ça, c’est quelque chose qui mérite d’être plus qu’honoré. Le message c’est aussi qu’on peut prendre son destin en main. Prenez conscience de vos actes. Ce n’est pas anodin ce qu’on fait dans la vie, nos choix. Et pour moi ce projet c’est aussi la démonstration de ça.

Sophie Nahum avec, de gauche à droite : Julia Wallach, Esther Senot et Ginette Kolinka.
Une fois qu’il n’y aura plus aucun rescapé en vie, comment poursuivre ce travail de mémoire ?
Ce projet, c’est une course contre la montre. On s’intéresse plus volontiers à la grande Histoire en passant par la petite. Et rencontrer quelqu’un qui a vécu un tel événement permet de se pencher sur cette partie de l’histoire. Les points historiques sont traités, sont documentés mais l’enjeu global, on a du mal à le regarder encore aujourd’hui. Ce n’est pas que l’Histoire de la Shoah, c’est de la psychologie, c’est de la philosophie, de la sociologie. Et tout le monde devrait s’y intéresser à ce titre. Pas par empathie mais pour comprendre l’espèce humaine. L’autre jour, en passant devant un square dans lequel des enfants jouaient, Ginette Kolinka (l’une des témoins) m’a dit : « Je ne me ferai jamais à l’idée qu’ils aient brûlés des enfants de cet âge-là. » Et elle a raison, l’essence est là. Il faut comprendre que des hommes qui n’étaient pas des fous furieux, qui venaient d’une civilisation raffinée, qui écoutaient de la musique, qui lisaient des livres, qui jouaient avec leurs enfants, en sont venus à tuer des bébés. Ça s’explique. Comment un homme normal peut être amené à tuer des bébés ? On peut essayer de comprendre les mécanismes qui ont été mis en place pour arriver à ça. C’est important de le réaliser.
Est-ce que toutes ces rencontres, ces témoignages ont changé quelque chose chez vous ?
Je suis peut-être encore plus cynique et dans le tragi-comique qu’avant ! Ça m’a confortée dans cette idée de ne pas se prendre au sérieux, d’avoir une certaine humilité par rapport à ce qu’on fait et ce à quoi ça servira. Ils me donnent beaucoup de force. Je pense que je suis encore plus obstinée qu’avant à ne pas me laisser dicter ma vie. J’ai rencontré des gens dont j’admire l’humanité et le courage. Si je ne crois pas en la révolution de l’humanité, je pense qu’à l’échelle individuelle on peut prendre son destin en main et faire des choses.
“Il n’y a rien de plus important et de plus précieux que la liberté ; on peut prendre son destin en main.”
Y a t-il un témoignage qui vous plus marqué que les autres ?
Il y en a énormément qui m’ont marquée et que j’adore, et je peux vous raconter des détails quasiment sur chacun d’entre eux. Je pense à Ginette Kolinka parce que je l’ai vue récemment. Elle a une personnalité et une gouaille incroyable et un humour par rapport à ça qui est extraordinaire. Elle a presque 97 ans et elle prend le train pour aller témoigner, tous les jours elle se bouge, elle va parler et pourtant elle ne croit pas vraiment à l’utilité de son témoignage. C’est tragi-comique tout le temps avec elle. Je me sens très proche intellectuellement d’elle mais avec plein d’autres aussi.
Quels sont les projets à venir autour des Derniers ?
Je vais réaliser d’autres épisodes. J’ai également ouvert le projet aux enfants cachés pendant la guerre. C’est un autre sujet mais très intéressant aussi. Un livre sur les enfants cachés sortira également en octobre. On réalise également des montages thématiques sur les réseaux pour les grandes dates comme le Vél d’Hiv. Je prépare un long métrage qui raconte toute l’aventure du projet, j’espère le sortir en 2022. Et Les Derniers ce sera, je l’espère, un concept plus global que la Shoah. Les derniers témoins de grands événements…
Un mot pour la fin ?
Le message que je voudrais adresser c’est qu’il n’y a rien de plus important et de plus précieux que la liberté ; on peut prendre son destin en main. Et que l’on peut faire des choses bien dans le tragique et danser sous la pluie.
Instagram : @lesderniers

Sophie Nahum et l’un des Derniers . Crédit : Keren Ann.
Votre projet est un immense travail d’humanité, pas seulement de mémoire. J’ai eu la même démarche avec les derniers rescapés français du Titanic, et je ne le regrette pas une seconde. Merci à vous, merci à eux.
Merci beaucoup pour votre message ! Votre travail semble très intéressant également !
Merci infiniment pour cet immense travail que vous avez réalisé Avec votre douceur et votre pudeur vous nous avez livré tellement de témoignages extraordinaires
Merci mille fois pour nous et toutes les générations à venir
Ne jamais oublier et VIVRE
Merci pour votre commentaire !
je suis un enfant caché, je témoigne au mémorial de la shoah de Paris. Je prépare un film sur la vie de mon père de 1939 à 1946…